Le crime d’agression : un nuage de fumée dans l’univers du droit ?

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@Picasso

L’activation de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) à l’égard du crime d’agression a fait l’objet de négociations entre les États Parties depuis le début de la 16ème Assemblée des États Parties à la CPI, le 4 décembre 2014, jusqu’au dernier jour de cet événement annuel, durant lequel le crime d’agression a été activé. Au terme de ces deux longues semaines de négociation, c’est l’occasion de s’interroger sur la nature et les multiples enjeux attachés à cet acte illicite.

Le crime d’agression présente un caractère multiforme au regard de l’ordre juridique international. Il renvoie tant à la responsabilité internationale de l’État en droit international public qu’à la responsabilité pénale individuelle au regard du droit international pénal, tant à la compétence affirmée du Conseil de sécurité dans l’identification d’un acte d’agression au titre de la Charte des Nations Unies qu’à la compétence éventuelle de la CPI en vertu du Statut de Rome et des Amendements de la Conférence de Kampala.

L’agression au regard du droit international public et du droit international pénal

Au regard du droit international public, l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies a pour ambition la mise de l’agression hors la loi en affirmant que les États « s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». Si l’agression est le crime de l’État par excellence, depuis 1945, les contours du conflit armé classique opposants les forces armées régulières de deux ou plusieurs États semblent s’estomper en une nébuleuse croissante de conflits qui impliquent des acteurs non-étatiques aux côtés des ceux interétatiques. Ainsi, l’agression serait d’abord un fait internationalement illicite de l’État susceptible d’engager sa responsabilité internationale (voir le projet de la Commission du droit international (CDI) sur la responsabilité internationale des États). Néanmoins, l’État, en tant que personne morale, ne peut agir qu’à travers l’intermédiaire de ses dirigeants et représentants, personnes physiques. Si la personne morale dispose d’une personnalité juridique et que l’État est régi par un principe de continuité allant au-delà des personnes qui l’incarnent, pour pouvoir envisager un fait comme étant celui de l’État, il est nécessaire de procéder au rattachement du fait d’un individu à l’entité abstraite étatique (pour les règles de l’attribution d’un fait internationalement illicite à l’État, voir Projet de la CDI, Chapitre II, art. 4 à 11).

Parallèlement, au regard du droit international pénal, tout individu engage sa responsabilité pénale individuelle en commettant des actes contraires au droit international et plus particulièrement s’il est responsable des crimes internationaux les plus graves. Dès l’adoption du Statut de Rome, l’article 5, d) identifiait le crime d’agression comme un crime relevant de la compétence de la CPI au même titre que le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, ces quatre crimes étant identifiés comme les plus graves et touchant l’ensemble de la communauté internationale. Cette expression n’est pas sans rappeler l’obiter dictum célèbre de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire Barcelona Traction dans laquelle la Cour avait affirmé qu’« une distinction essentielle doit en particulier être établie entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d’un autre État dans le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les États. Vu l’importance des droits en cause, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés[, ces] obligations [étant] des obligations erga omnes » (§ 33, décision confirmée ici, ici et ici). À titre d’exemple, la Cour renvoyait précisément à l’interdiction des actes d’agression mais également au génocide ainsi qu’à d’autres principes et règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine tels que la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale (§ 34).

La résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) relative à la définition de l’agression a été adoptée par consensus en 1974. Bien que n’ayant pas de portée juridiquement contraignante, elle est considérée comme relevant du droit international coutumier par la jurisprudence de la CIJ. Son article 1er définit l’agression comme «  l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies, ainsi qu’il ressort de la présente définition ». À la Conférence de révision de Kampala de 2010, les États ont adopté des amendements au Statut de Rome visant à définir le crime d’agression. L’article 8 bis, 1) le définit ainsi comme « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies ». En ce qui concerne la définition de l’acte d’agression et des actes spécifiques constitutifs, qu’il y ait ou non déclaration de guerre, le point 2) du même article renvoie à la résolution 3314 (XXIX) de l’AGNU. Les points de contact et d’interaction entre le droit international pénal et le droit international public sont ainsi cristallisés, le deuxième permettant de compléter le premier.

L’article 25 du Statut de la CPI relatif à la responsabilité pénale individuelle précise en son point 3) bis que « s’agissant du crime d’agression, les dispositions du présent article ne s’appliquent qu’aux personnes effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État ». Ainsi, l’agression ne peut être que le fait des hauts dirigeants et responsables d’un État titulaires d’une responsabilité de commandement au titre d’une organisation hiérarchique de la structure étatique. Néanmoins, le point 4) du même article ajoute qu’ « aucune disposition du présent Statut relative à la responsabilité pénale des individus n’affecte la responsabilité des États en droit international ». Ainsi, l’établissement de la responsabilité individuelle s’affirme comme étant sans incidence sur une éventuelle responsabilité de l’État, celles-ci étant considérées comme distinctes, plutôt que complémentaires. Cette approche semble critiquable en ce qui concerne le crime d’agression, notamment au regard des principes de l’attribution des faits des personnes physiques à l’État codifiés dans le projet de la CDI sur la responsabilité internationale étatique. Si une personne est effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, il semblerait qu’elle agisse à titre d’organe officiel de l’État, organe de jure ou de facto tel que défini par le droit interne (voir les articles 5 à 11 du Projet de la CDI précédemment cités). Dès lors, en cas d’établissement de la responsabilité pénale individuelle pour un crime d’agression commis par une personne physique répondant à de tels critères, il serait logique d’établir la responsabilité internationale de l’État dans la mesure où l’acte illicite de l’agression lui serait directement attribuable, ces deux types de responsabilité s’inscrivant dans un rapport de complémentarité.

Les conditions d’exercice de la compétence de la CPI à l’égard du crime d’agression

L’article 13 du Statut de Rome dispose que la CPI exerce sa compétence à l’égard d’un des crimes visés par l’article 5 si sa situation est déférée au Procureur par un État partie, conformément à l’article 14; par le Conseil de sécurité agissant au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies ou encore si le Procureur a ouvert une enquête, proprio motu, en vertu de l’article 15.

Au regard de l’article 15 bis, la compétence de la Cour à l’égard du crime d’agression ne pouvait s’exercer qu’un an après l’acceptation des amendements de Kampala par au moins 30 États. La Palestine a été le 30ème État à ratifier ces amendements, rendant ainsi possible l’ouverture des négociations quant à l’activation de la compétence de la Cour à l’égard du crime d’agression lors de l’AÉP16. Le point 4) de l’article 15 bis précise que la Cour peut « exercer sa compétence à l’égard d’un crime  d’agression résultant d’un acte d’agression commis par un État Partie à moins que cet État Partie n’ait préalablement déclaré qu’il n’acceptait pas une telle compétence ». En ce qui concerne un État qui n’est pas Partie au Statut de Rome, la même disposition exclut la compétence de la Cour lorsque le crime a été commis par des ressortissants de cet État ou sur son territoire. Durant les négociations menées dans le cadre de l’AÉP16, le consensus quant à l’activation de la compétence de la Cour à l’égard du crime d’agression a toujours été l’objectif premier, les États ne souhaitant pas avoir recours au vote pour obtenir la majorité qualifiée de 2/3 exigée. À la tombée de la nuit du dernier jour de l’AÉP16, les États ont pu obtenir le consensus nécessaire pour activer le crime d’agression. À ce stade, il apparaît opportun d’apprécier le rôle joué par le Conseil de sécurité dans la constatation d’un acte d’agression au regard du Chapitre VII des Nations Unies et de s’interroger sur l’interaction avec la compétence de la Cour à l’égard du crime d’agression.

La part de l’interprétation dans la constatation d’un acte d’agression par le Conseil de sécurité

En vertu de l’article 24, § 1 de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité est investi de la responsabilité principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Au regard de l’article 39, il lui incombe de constater toute menace contre la paix, toute rupture contre la paix ainsi que la survenance de tout acte d’agression. Comme la définition de l’agression ne lie pas le Conseil qui juge de la qualification en fonction des circonstances de la situation et plus particulièrement en fonction de la gravité de l’acte ou de ses conséquences, conformément à l’article 4 de la résolution 3314, il dispose ainsi d’une entière liberté d’appréciation. Par ailleurs, l’article 39 stipule que le Conseil ne fait que « constater » une situation. Cette « constatation » implique inévitablement une opération de qualification juridique puisque le Conseil dispose d’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire au titre du Chapitre VII. Dès lors, la constatation est constitutive puisqu’il n’y a de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d’acte d’agression seulement lorsque le Conseil en décide ainsi en l’absence de définitions strictes et générales. Le texte de l’article 39 laisse entendre que la réalité préexistante est simplement à constater par le Conseil, alors que les notions visées font l’objet d’appréciations diverses quant à leur contenu ou à leur sens dans la mesure où ces notions dépendant du contexte et des éléments factuels. Cependant, l’article 24 § 2 fixe des limites générales au pouvoir discrétionnaire du Conseil de sécurité. Il stipule que « dans l’accomplissement de ses devoirs, le Conseil de Sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations Unies », à savoir conformément aux articles 1 et 2 de la Charte.

La particularité essentielle de l’article 39 réside dans le fait que l’organe titulaire du pouvoir de qualification est également l’organe chargé de la mise en œuvre de la sanction (articles 41 et 42 de la Charte) mais cela ne veut pas dire qu’à travers la constatation, le Conseil de sécurité porte un jugement sur la responsabilité internationale de l’État ou la responsabilité pénale individuelle, envisagées de manière « subjective », mais un jugement sur la situation objective identifiée. Il s’agit d’une appréciation politique qui ne comporte pas nécessairement de conséquences juridiques puisque le Conseil est l’organe responsable du maintien de la paix et de la sécurité internationales et non l’organe en charge du respect du droit.

L’interaction entre les compétences du Conseil de sécurité et celles de la CPI

En ce qui concerne la CPI, l’article 15 ter, 4) dispose que « le constat d’un acte d’agression par un organe extérieur à la Cour est sans préjudice des constatations que fait la Cour elle-même en vertu du présent Statut ». A contrario, si le Conseil de sécurité qualifie une intervention armée de menace ou rupture contre la paix et non comme un acte agression, la CPI aurait-elle la légitimité et la possibilité d’identifier cette même situation comme étant un crime d’agression ? Cette qualification de la Cour aurait-elle une véritable autorité juridique et recevrait-elle une coopération de la part des États en allant à l’encontre de la constatation du Conseil alors même que ce dernier est investi d’une autorité politique renforcée et d’un pouvoir de coercition au titre du Chapitre VII ? Enfin, la disposition de l’article ne mentionne pas expressément le Conseil de sécurité, mais « un organe extérieur » à la Cour qui pourrait aussi être éventuellement la Cour internationale de Justice qui aurait compétence sur un tel différend interétatique en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, pourvu que les États aient accepté de se soumettre à sa juridiction. Il y aurait ainsi un risque de conflits de juridictions, chacune exerçant un pouvoir d’interprétation.

Pour le moment, l’article 15 bis détaille la procédure de déclenchement des poursuites en cas d’un crime d’agression allégué. Le point 6) dispose si le Procureur conclut qu’il existe une base raisonnable pour mener une enquête pour crime d’agression, il s’assure que le Conseil de sécurité a constaté qu’un acte d’agression a été commis par l’État en cause et avise le Secrétaire général des Nations Unies de cette situation. Cette disposition renvoie à une nécessaire et étroite collaboration entre le Bureau du Procureur et le Conseil de Sécurité. Interprétée de manière restrictive, elle semble même subordonner l’ouverture d’une enquête par le Procureur, de sa propre initiative, à une constatation initiale du Conseil qui irait dans le sens de l’existence d’un acte d’agression.

En effet, selon le point 7), si une telle constatation du Conseil a eu lieu, le Procureur peut enquêter sur le crime. Ainsi, le point 8) précise que lorsqu’une telle constatation n’a pas eu lieu dans les six mois suivant la date de l’avis, si la Section préliminaire autorise le Procureur à ouvrir une enquête pour crime d’agression, il peut procéder ainsi, mais à la condition « que le Conseil de sécurité n’en ait pas décidé autrement, conformément à l’article 16 ». Cet article habilite le Conseil à demander un sursis à enquêter ou à poursuivre tout crime pour lequel la Cour est compétente en vertu du Statut, et ce, pendant les douze mois suivant la date d’une telle décision adressée à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du Chapitre VII. Par ailleurs, cette demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes conditions.

Dans le cadre du crime d’agression, crime politique et crime de l’État qui va à l’encontre de l’interdiction du recours à la force dans la conduite des relations internationales, une telle disposition comme l’article 16 du Statut de Rome semble instaurer un contrôle de la part du Conseil de sécurité à l’égard de la CPI. En effet, un sursis à enquêter ou à poursuivre peut être demandé à un organe juridictionnel, par un organe politique qui a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Ainsi, il semblerait que même si la compétence de la Cour est activée à l’égard du crime d’agression, son exercice restera délicat dans la mesure où les États, en particulier les États membres permanents du Conseil de sécurité, disposant d’un droit de veto, pourront bloquer l’adoption d’une résolution visant à la constatation d’un acte d’agression tout en pouvant démontrer l’existence d’un consensus dans l’adoption d’une résolution sur la base du Chapitre VII en vue de neutraliser l’initiative d’investigations ou de poursuites du Procureur de la CPI. La puissance et les intérêts des États pourront ainsi engendrer éventuellement tant des zones de non-droit qu’une application du droit à géométrie variable orientée envers les États les plus faibles, dont les points de vue seront neutralisés, face à une Cour immobilisée en raison des actions du Conseil de sécurité.

La publication de ce billet et la participation de Silviana à la 16e Assemblée des États Parties dans le cadre du Partenariat canadien pour la justice internationale ont été financées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

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