L’affaire Bemba : quelles implications futures pour les victimes de violences sexuelles basées sur le genre ?

Photo: Human Rights Watch, «Ils disaient que nous étions leurs esclaves» Violences sexuelles perpétrées par les groupes armés en République centrafricaine, 05 octobre 2017, en ligne.

La 17ème Assemblée des États Parties à la Cour pénale internationale (CPI), première Assemblée  depuis la décision d’acquittement de Jean-Pierre Bemba Gombo, a lieu du 5 au 12 décembre 2018 à La Haye. C’est une excellente occasion tant pour les États que pour les organisations de la société civile d’échanger, de réfléchir sur les implications futures de l’affaire Bemba et, surtout, de se réengager à mettre fin aux violences sexuelles basées sur le genre.

Le 21 mars 2016, M. Jean-Pierre Bemba Gombo a notamment été déclaré coupable, comme chef militaire, des crimes de viol en tant que crime contre l’humanité et en tant que crime de guerre commis par les soldats du Mouvement de libération du Congo (MLC) en République Centrafricaine[1]. La Chambre de première instance a conclu que toutes les conditions permettant d’engager la responsabilité pénale de M. Bemba en tant que supérieur exerçant une autorité et un contrôle effectifs sur le MLC, dont il était alors le chef, étaient remplies. Ce faisant, la Cour pénale internationale rendait son premier jugement en application du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour les crimes sexuels commis par ses subordonnés[2].

Ce mode de responsabilité pénale est prévue à l’article 28 du Statut de Rome[3]. Selon cette disposition, un chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ses forces. Tel qu’exprimé dans un article précédent, ce mode de responsabilité pénale prend tout son sens dans les situations où la responsabilité pénale individuelle des auteurs matériels des crimes de nature sexuelle est pratiquement impossible à engager[4].

Près de deux ans plus tard, le 8 juin 2018, M. Bemba a été acquitté de toutes les charges à la suite d’un appel de la décision de la Chambre de première instance[5]. La décision de la Chambre d’appel, définitive, est controversée parmi les praticiens et académiciens et représente une importante source d’inquiétude pour les victimes des crimes sexuels.

Selon le raisonnement de la majorité, la Chambre de première instance a eu tort de conclure que M. Bemba n’avait pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ou réprimer les crimes commis par les troupes du MLC, ou pour en référer aux autorités compétentes[6]. Pour en arriver à cette conclusion, la Chambre d’appel a réexaminé certains éléments de preuve déjà appréciés par la Chambre de première instance et a, par la suite, annulé la décision de mars 2016 et acquitté M. Bemba. Cette norme de contrôle est non seulement contraire à la pratique habituelle de la Chambre d’appel de la CPI comme l’ont souligné les juges dissidents, mais aussi à celle des chambres d’appel des tribunaux ad hoc[7].

Comme le soulignait Fatou Bensouda dans sa déclaration au lendemain de la décision d’acquittement, « il est fort malheureux que cet écart important et inexplicable de la jurisprudence de la Cour, ainsi que les juges dissidents l’ont décrit, et l’emploi à la place de nouveaux critères incertains et non vérifiés, apparaissent dans la plus grave affaire de violences sexuelles et à caractère sexiste sur laquelle la Cour ait dû se prononcer à ce jour, d’autant plus à un moment où il est vital de signaler clairement au monde entier que de telles atrocités ne doivent pas rester impunies »[8].

Lors de la première journée de la 17ème Assemblée des États Parties, l’évènement parallèle « Enquêter et poursuivre les crimes sexuels et basés sur le genre à la CPI et au-delà », co-organisé par l’Ambassade du Canada aux Pays-Bas et le Mouvement mondial des droits humains, a permis de constater que la décision de la Chambre d’appel a suscité toutes sortes de questions parmi les praticiens et autres défenseurs des droits humains.  La conseillère spéciale du Bureau du procureur de la Cour pénale internationale pour les questions sexo-spécifiques, Patricia Sellers, a invité les participants à pousser plus loin la réflexion quant à la responsabilité pénale des chefs militaires. En effet, si la Cour a conclu qu’il persistait un doute quant aux mesures prises par Bemba, elle n’a pas clarifié ce en quoi consisteraient des mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ou réprimer des crimes sexuels.

Selon la professeure Valérie Oosterveld, experte sur les questions de violences basées sur le genre en droit international pénal, cette décision est d’autant plus inquiétante pour les victimes de crimes sexuels en ce que la réitération d’une procédure si inhabituelle par la Chambre d’appel de la CPI équivaudrait à une exclusion de responsabilité pénale pour tout chef militaire éloigné de ses subordonnés. De plus, elle est significative en ce qu’elle pourrait influencer les décisions futures d’autres juridictions pénales internationales, notamment celles de la Cour pénale spéciale de la République Centrafricaine.

Cette décision aurait-elle élevé le seuil pour engager la responsabilité des chefs militaires à un niveau quasi-inatteignable ?

La publication de ce billet et la participation de l’auteure à la 17e Assemblée des États Parties sont financées par la Fondation de droit de l’Ontario et réalisées dans le contexte du Partenariat canadien pour la justice internationale, lui-même financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.


[1] Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC-01/05-01/08, Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, Version publique (21 mars 2016) au para 752, en ligne.

[2] Ibid.

[3] Statut de Rome, article 28(a).

[4] Marilynn Rubayika, « L’Affaire Bemba : Les violences sexuelles et la responsabilité pénale des chefs militaires et des supérieurs hiérarchiques » (2018) 2 PKI Global Just J 7, en ligne.

[5] Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC-01/05-01/08, Arrêt relatif à l’appel interjeté par Jean-Pierre Bemba Gombo contre le Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut par la Chambre de première instance III, Version publique (8 juin 2018) aux paras 197-198, en ligne.

[6] Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, Résumé de l’arrêt de la Chambre d’appel, en ligne.

[7] Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, Opinion dissidente, aux paras 3-4, en ligne.

[8] Déclaration de Fatou Bensounda, Procureure de la CPI, au sujet de la récente décision d’acquittement de M. Jean-Pierre Bemba Gombo, rendue par la Chambre d’appel de la CPI, 13 juin 2018, en ligne.

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